10 juillet 2020

Sainte-Sophie et le sens de l'Histoire

Aujourd'hui, sous la pression exercée depuis de nombreuses années par Recep Tayyip Ergodan, la plus haute instance juridique de Turquie, a décidé de changer le statut de Sainte-Sophie, certainement le bâtiment le plus emblématique d'Istanbul. D'un musée et d'un espace de dialogue orientalo-occidentale, il a été décidé d'en faire à nouveau un lieu de culte musulman.



Pour rappel, en 325, l'empereur romain Constantin ordonne de faire construire, sur les rives du Bosphore un monument exemplaire destiné à "la Sainte Sagesse" (Αγία Σοφία). Des recherches archéologiques récentes laissent à penser que ce chantier s'est fait sur les ruines d'un ancien temple dédié à Apollon. Il s'agit ainsi indéniablement d'un monument à la gloire de la pensée, au sens que la philosophie grecque lui a donné. Dès 360, l'Empire étant devenu chrétien, Constance II la consacre comme église épiscopale de Constantinople.

On ne compte plus au fil des ans le nombre de détériorations que subi cet édifice: plus d'une dizaine de tremblements de terre, des incendies, quelques pillages. Justinien Ier confia sa reconstruction partielle à Isidore de Milet au VIe siècle, en y ajoutant des matériaux précieux de nombreuses régions du pourtour méditerranéen et d'Europe continentale: Sainte-Sophie (son nom francisé, mais ne faisant référence à aucune sainte) se voulait alors une forme de condensé de l'universalisme chrétien.

Siège du patriarcat de Constantinople (église d'Orient), notamment occupé par les illustres Grégoire de Naziance et Saint Jean Chrysostome (respectivement, Docteur et Père de l'Eglise), elle est le joyau de la culture byzantine jusqu'à la prise de la ville par les Ottomans de Memet II en 1453. Elle est alors transformée en mosquée et perd de facto son statut de basilique chrétienne. Outre les contreforts qu'on lui adjoint pour solidifier la structure, c'est l'arrivée des premiers minarets qui vient changer le visage de Sainte-Sophie. L'héritage chrétien n'est pas pour autant démoli; si quelques symboles trop visibles de ses origines sont retirés, les multiples mosaïques et fresques subsistent. 

Au XIXe siècle, l'ancienne basilique fera l'objet d'importants travaux de restauration. En 1934, à la tête de la révolution kémaliste en Turquie, Atatürk transforme Sainte-Sophie en musée et envoie ainsi un signal extrêmement fort à toute la nation turque et aux autres pays: Sainte-Sophie est un haut lieu de l'universalisme et un lieu de rapprochement des cultures.

Sainte-Sophie est un édifice d'une beauté incomparable. Son large dôme, ses multiples fresques et mosaïques, ses multiples contreforts et arcboutants, son mindar, et ses flèches de minarets en font incontestablement une des merveilles du monde. Elle incarne également de nombreux symboles: le pont entre l'Occident et l'Orient, entre le christianisme et l'islam, entre l'Antiquité et l'époque contemporaine. Peu d'autres monuments sont autant chargés d'histoire et de signification.

En forçant cette décision aujourd'hui, l'Etat turc rompt avec une laïcité qu'il avait déjà particulièrement mise à mal ces dernières années. On peut penser que cet événement est purement anecdotique au vu des nombreux défis qui attendent notre époque, au niveau économique, au niveau sanitaire, au niveau social. Je pense qu'au contraire il ne l'est pas. Ce sont souvent les petits détails qui font la grande Histoire.

Affaire à suivre.

J. Lovey

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